mercredi 2 avril 2008

The Human Stain : spots

(Philip Roth, La tache, Folio Gallimard, Traduit de l’américain par Josée Kamoun, 2002 pour la traduction française)
(Pages 11, 18, 44, 67-69, 79, 145, 151, 178-179, 183-184, 188, 191, 201-203, 225, 233, 247, 253, 283, 284, 289, 304, 333, 372, 384, 391, 402, 418, 419, 433, 480)

/ À l’été 1998, mon voisin, Coleman Silk, retraité depuis deux ans, après une carrière à l’université d’Athena où il avait enseigné les lettres classiques pendant une vingtaine d’années puis occupé le poste de doyen les seize années suivantes, m’a confié qu’à l’âge de soixante et onze ans il vivait une liaison avec une femme de ménage de l’université qui n’en avait que trente-quatre.
/ « Est-ce que quelqu’un connaît ces gens ? Ils existent vraiment, ou bien ce sont des zombies ? »
/ On s’en fout, me disais-je, on sera bientôt morts tous les deux, de toute façon. Alors je me suis levé, et là, sur la terrasse, Coleman Silk et moi nous nous sommes mis à danser le fox-trot.
/ Il est de notoriété publique
que vous exploitez sexuellement
une femme opprimée et illettrée
qui a la moitié de votre âge./ C’est avec déception que j’ai pris conscience de tout cela. Pour renoncer à la société, s’abstenir de toute distraction, s’imposer le détachement de toute ambition professionnelle et de toute illusion sociale, de tout poison culturel, et de toute intimité séduisante, pour s’astreindre à la réclusion rigoureuse des ermites qui se claustrent dans des cellules, des cavernes ou des huttes au fin fond des forêts, il faut une trempe plus opiniâtre que la mienne. [...] Alors, puisque j’ai fait de mon isolement radical une existence riche, pleine, solitaire, pourquoi, de but en blanc, me sentirais-je en manque ? En manque de quoi ? Ce qui n’est plus là n’est plus là. On ne peut pas assouplir la rigueur, défaire les renoncements. En manque de quoi ? La réponse est simple : en manque de tout ce qui m’inspirait de l’aversion ; de tout ce à quoi j’avais tourné le dos. L’imbroglio de la vie.
/ Et Coleman et Faunia, morts tous deux aujourd’hui, pris dans le flot de l’inattendu, au fil des jours, des minutes, détails eux-mêmes dans cette surabondance./ Rien ne dure et pourtant rien ne passe. Et rien ne passe justement parce que rien ne dure.
/ Contrairement à une idée reçue, les Noirs à la peau claire n’étaient pas toujours mieux traités.
/ « Que peut-on éviter Dont la fin est voulue par les dieux tout-puissants ? »
/ Sa chevelure valait le coup d’oeil, cascade d’anglaises tirebouchonnées, labyrinthe, auréole, dense comme de l’étoupe, chaque boucle assez volumineuse pour faire figure d’ornement de Noël. Toute son enfance perturbée semblait être passée dans les entrelacs de cette chevelure serpentine, cette chevelure arborescente.
/ « Qu’est-ce que je suis ? Les blancs ou les noirs, je te laisse le choix, à toi de jouer. — C’est comme ça que tu joues, toi ? — Mais oui. — Alors quand tu sors avec des Blanches, elles te prennent pour un Blanc ? — Elles croient ce qu’elles veulent. — Alors moi aussi, je crois ce que je veux ? — On ne change pas les règles en cours de partie. »
/ Face à l’angoisse de sa mère, Coleman sentit sourdre en lui la peur irréelle, délirante, d’avoir choisi Iris Gittelman uniquement parce que sa physionomie pourrait expliquer la texture des cheveux de leurs enfants.
/ Il l’assassinait. On n’a pas besoin de tuer son père. Le monde s’en charge. Il y a des tas de forces qui guettent le père. [...] Celle qu’il faut assassiner, c’est la mère. Et il était en train de s’y employer. [...] Il l’assassinait au nom de son exaltante idée de liberté !/ « Si Clinton l’avait enculée, elle aurait peut-être fermé sa gueule. [...] S’il est pas foutu de percer Monica Lewinsky à jour, avec Saddam Hussein, il va être un peu mal. »
/ Il croit qu’elle pense à tout ça, depuis le temps que ça dure, la mère, le beau-père, les villes du Sud, les villes du Nord, les hommes, les coups, les boulots, le mariage, la ferme, le troupeau, la faillite, les enfants, les enfants morts, et peut-être, oui... Peut-être est-ce à cela qu’elle pense, maintenant qu’elle est toute seule dans l’herbe, pendant que les gars fument et ramassent les reliefs du déjeuner, même si elle, elle croit penser aux corneilles.
/ Tout change avec le désir. C’est la réponse à tout ce qui a été détruit.
/ Et, quelque quarante ans plus tard, alors qu’il roulait vers chez lui, en proie à ses propres rancœurs, tout en se remémorant les meilleurs moments de sa vie — la naissance de ses enfants, l’allégresse, l’excitation toute innocente qui avait accompagné ces naissances, son vœu de silence ébranlé par l’exubérance, son vœu presque annihilé par le soulagement immense — il se remémorait aussi la pire nuit de sa vie, celle où, du temps qu’il était dans la marine, il s’était fait expulser du bordel de Norfolk, le célèbre bordel blanc, Chez Oris.
/ Delphine Roux
/ ... cette autre peur d’enfant précoce : passer inaperçue. Trembler d’être découverte, brûler de se faire remarquer — cruel dilemme./ On ne cesse de périr. Quelle idée ! De quel cerveau malade est-elle sortie ? Et pourtant, qu’il fait beau aujourd’hui ! C’est un jour béni, un jour parfait, qui ne laisse rien à désirer dans une villégiature du Massachusetts, elle-même la plus jolie, la plus bénigne que la terre ait portée.
/ Et quand tout sort, en effet, quand tout est dehors, jusqu’à la dernière pulsation, le pianiste se lève et s’en va en nous abandonnant à notre rédemption. Avec un petit signe de la main désinvolte, il disparaît, et quoiqu’il emporte avec lui son feu avec une énergie prométhéenne, nos propres vies nous paraissent à présent inextinguibles. Que personne ne meure !
/ Lorsque Les sortit de l’hôpital des vétérans et qu’il se lia avec son groupe de soutien pour ne pas retomber dans l’alcool ni piquer des crises, le but à long terme que lui fixa Louie Borrero fut un pèlerinage au Mur — sinon le vrai, celui de Washington, le Monument aux morts du Vietnam, du moins le Mur ambulant, qui arriverait justement à Pittsfield en novembre.
/ « Semper fi ! »
/ DEUX ENFANTS ASPHYXIÉS DANS UN INCENDIE DOMESTIQUE
/ Ici elle ne se sert que de cinquante pour cent de son intelligence, alors qu’à Paris elle comprenait chaque nuance. Quel est l’intérêt d’être intelligente, ici, puisque du fait que je ne suis pas du pays, je deviens bête ipso facto...
/ Deux enterrements.
/ Les potins, la jalousie, les rancœurs, l’ennui, les mensonges, ces fléaux des trous perdus. Non, les poisons de la province n’arrangent pas les choses.
/ « Coleman Silk était mon ami. Il n’a pas fait cette embardée fatale. C’était impossible. Pas comme ça. On l’a forcé à quitter la chaussée. Je sais qui est responsable de la mort de votre fille. Et ce n’est pas Coleman Silk. [...] C’est son ex-mari, ai-je dit. C’est Farley. »/ ... un instant plus tôt, nous étions, sur les instances croissantes de Mahler, dans le cercueil avec Coleman, en phase avec la terreur de l’éternité et le désir effréné d’échapper à la mort, et voilà que tout à coup, Dieu sait comment, nous nous retrouvions à soixante ou soixante-dix personnes au cimetière pour le regarder porter en terre, rituel passablement simple, solution au problème qui en vaut bien une autre et pour autant jamais tout à fait compréhensible : chaque fois, il faut le voir pour le croire.
/ J’ai entendu le début du kaddish avant de comprendre que quelqu’un l’avait entonné. Sur le moment, j’ai cru que la prière nous parvenait d’un autre coin du cimetière, alors qu’elle était prononcée sur l’autre rive de la tombe où Mark Silk, le fils benjamin, le fils rebelle, le fils qui, comme sa sœur jumelle, ressemblait le plus à son père, se tenait debout tout seul, son livre à la main et le yarmulke sur sa tête, chantant à voix basse, entre ses larmes, la prière juive familière.
/ « Maman est morte sans avoir jamais compris pourquoi Coleman avait fait ça. [...] Coleman n’avait jamais regimbé devant le fait d’être noir. Pas tant que nous l’avons connu, en tout cas. C’est vrai. Être noir ne lui avait jamais posé de problème. »/ La glace blanche du lac encerclant une tache minuscule, un homme, seul marqueur humain dans toute cette nature, telle la croix que trace l’illettré sur la feuille de papier : c’était là, sinon toute l’histoire, du moins le tableau dans son entier. Il est rare qu’en cette fin de siècle la vie offre une vision aussi pure et paisible que celle d’un homme solitaire, assis sur un seau, pêchant à travers quarante-cinq centimètres de glace, sur un lac qui roule indéfiniment ses eaux, au sommet d’une montagne arcadienne, en Amérique.

Aucun commentaire: