mardi 11 novembre 2008

« Vas-y, bidasse, remplis mon quart. »


« Vous savez aussi bien que moi, commença l’obstiné, que nous sommes en temps de guerre. La somme que vous me devez, je vous l’ai prêtée avant la guerre et, sans cette guerre-là, je n’insisterais pas pour le paiement immédiat. Mais j’ai eu récemment de bien tristes expériences. »
Il tira un calepin de sa poche et continua :
« Tout est inscrit là. Le lieutenant Jonata me devait sept cents couronnes, et il a osé tomber sur la Drina. Le sous-lieutenant Prachek s’est fait faire prisonnier au front russe, et il me doit deux mille couronnes. Le capitaine Wichterle, qui me doit la même somme, s’est fait massacrer par ses propres soldats à Rawa Rouska. Le lieutenant Machek, qui est prisonnier des Serbes, me doit quinze cents couronnes. Et j’en ai encore pas mal comme ça. Il y en a un qui tombe dans les Carpathes, un autre se noie en Serbie, un autre encore meurt dans un hôpital en Hongrie, et pas un ne se soucie de ce qu’il me doit. Vous comprenez maintenant mes raisons, vous voyez bien que je sortirai ruiné de cette guerre si je ne me décide pas à devenir énergique et impitoyable. Vous allez faire valoir peut-être qu’avec vous il n’y a pas péril en la demeure, parce que vous êtes à l’arrière. Mais tenez... »
Il mit son calepin sous le nez du Feldkurat :
« Lisez vous-même. L’aumônier militaire Matyas, décédé le... dans le pavillon des cholériques. Il y a de quoi devenir fou, quelqu’un qui me doit dix-huit cents couronnes et qui s’en va tranquillement donner l’extrême-onction au premier venu atteint de choléra.
— C’était son devoir, cher monsieur, fit le Feldkurat ; demain, moi aussi, je vais administrer.
— Et dans une baraque à choléra la même chose, ajouta Chvéïk. Vous n’avez qu’à nous accompagner, et vous verrez ce qu’on appelle des gens qui se sacrifient.
— Monsieur l’aumônier, insista l’autre, croyez-le, je suis dans une situation plus que précaire. On dirait vraiment que cette guerre est faite exprès pour supprimer de la face du monde tous mes débiteurs.
— Quand vous serez soldat - vous savez qu’on prend maintenant des civils -, et quand vous irez au front, nous dirons avec M. l’aumônier une messe pour que le Bon Dieu daigne se souvenir de vous et régler votre compte avec le premier shrapnell parti des lignes ennemies. »
(Jaroslav Hašek, Le brave soldat Chvéïk)

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