mardi 6 mai 2008

« mille massives panthères ronflantes »


« Il n’y avait pas encore de moissonneuse en ce temps, et plus d’aire ; on égrenait le blé à l’aide d’une de ces énormes machines fixes à courroies nues, à redans et saillies agressifs, peintes la plupart du temps en rouge vif, tressautantes sur des écrous peu fiables, plus vrombissantes qu’un avion, hallucinées et précises comme du Breughel ou des machines de siège de Léonard. Cela tenait de la machine à décerveler d’Ubu et du char d’assaut : c’était une pure violence tapie, ronflante. C’était presque vivant. C’était très autoritaire et ça ne pardonnait pas : autour de ce vacarme, sous le soleil d’août, dans une odeur très spécifique de paille broyée mêlée à celle du fuel, que je ne sentirai plus jamais, dans un nuage de poussière suffocante, travaillaient comme des forçats des hommes aux mâchoires serrées, tous les muscles noués, les manches nouées au poignet, un foulard noué au cou pour que la poussière n’entre pas, la balle du grain collée au visage par la sueur, des damnés. Ce n’étaient pas des hommes particuliers, c’étaient ceux que je voyais tous les jours, les paysans et les journaliers de la commune, qui tous prêtaient main-forte au propriétaire dont c’était le tour de battage. Mais ces jours-là ils étaient comme fous, ou d’un autre monde. Quand à la fin du jour la machine enfin mourait, ils se jetaient sur le vin, ils riaient, ils revenaient de loin, ils serraient de près les femmes, ils banquetaient à grands éclats autour des longues tables dans les granges et les cours, tard dans la nuit. C’étaient des appétits et des festins de révolution, de délivrance, de terre promise atteinte ; les désirs au-dessus de ces tables avaient presque une épaisseur visible, comme la balle du grain dans la journée. Beaucoup dormaient où ils tombaient ; le lendemain à l’aube, les dents serrées, le mouchoir noué, ils étaient à une autre batteuse. »
(Pierre Michon, Corps du roi, Verdier, 2002, p. 83-85)

4 commentaires:

albin, journalier a dit…

Non, non, dois y aller, c'est l'heure, c'est qu'on ne voit pas le temps passer chez vous, bon, d'accord, si vous insistez un dernier Pinget alors, pour la route, allez, bien le bonsoir et à demain.

Les TAC a dit…

Revenez quand vous voulez, je n'emporte jamais le bec-de-cane en cas d'absence.

Mauricette Beaussart a dit…

Chère Madame Momont, voici une jolie poésie de ma jeunesse enfuie : LA BATTEUSE MÉCANIQUE MODERNE ET L'ÉLECTRICITÉ MODERNE AU VILLAGE. Ce jour-là, les fléaux étaient lourds dans nos mains... Les fléaux dont cet écho sonne au fond des vieux murs, se chargeaient ce jour-là d'une curieuse lassitude... Ils boitaient et parfois faiblissaient, comme un homme dont la vie est usée, dont les pas n'ont plus d'idées. Et puis, l'un après l'autre, ils se sont tus comme étouffés, comme mangés par une force... Par une force qui venait de naître, par un chambard qu'on n'avait jamais discerné, et qui montait et bourdonnait par le village figé. Accrochée au moteur tournoyant, la batteuse happait, avalait, broyait les gerbes lourdes, crachait comme la nuée pailles, flocons, poussières, et tout le blé jaillissait comme un flot de ses flancs... Puis tout à coup, au centre du village, parmi les ruelles, comme une aurore, la lumière jaillit, cataracte éblouissante, au sommet des poteaux de ciment et de métal qui, de même qu'un humain étend ses bras pour déployer sa force, soulèvent, en haut des maisons et des champs, les câbles étincelants qui les relient entre eux et qui relient entre eux, les hameaux aux hameaux, et qui s'en vont plus au loin de par le vaste monde... Salut ! salut, lumière amie, belle fontaine ! Pour la toute première fois, ô viens, répands-toi sur nous, sur nos visages et nos mains, nos torses et nos bras, nos haillons et nos bérets... Ô viens fouiller les recoins de nos domiciles sordides, ô viens forcer de ton poing lumineux, dans nos crânes, les idoles pourries et les spectres, ô rejaillis en force sur nous ! Salut, beau fruit abondant ! belle lumière amie ! Soyez les bienvenus en ce soir au milieu de nous.
avec Mauricette Beaussart

Les TAC a dit…

Chère madame Beaussart, votre visite m'honore et vos mots me réjouissent. Revenez-y !