samedi 13 septembre 2008

« aux moments où il était à mourir »


« Scies et sabres, haches et marteaux, lames montées sur manchettes de cuir à fixer à l’avant-bras, spécialement fabriquées à Solingen en guise de couteaux à égorger, sans oublier une sorte de potence horizontale primitive à laquelle Serbes, Juifs et Bosniaques étaient pendus en série comme des corneilles et des pies, tels étaient les instruments de mise à mort les plus usités. » (W.G. Sebald, Les Anneaux de Saturne, Gallimard, Folio, traduction Bernard Kreiss, p. 132).
La guerre est à son terme, cela, dans mon souvenir, se tient en Italie où comme ailleurs on épure (il y a, aura chez nous le pendu de Cusset, par les pieds saisi, d’abord rossé, qu’on voit tête en bas une poignée d’instants baller puis mourir - le songe en moi déjà d’un crâne à l’envers au fond duquel le demi-quintal boule, d’organe et d’eau, les kilogrammes anatomiques, après quoi comme par un bec il (le crâne) souffrirait que fuie par lui l’invisible nerf qui d’ordinaire nous tient - et partout la foule écume, afflue reflue frissonne sous ce sac soumis à son esse).
Je suppose l’Italie puisque ailleurs aussi bien c’est la même chose.
On s’apprête à l’abattre, a pointé déjà vers sa viande les bouches des carabines, en direction du quintal d’organe et d’eau semi boulé sur sa chaise braqué cette faim noire, concrétée, décuplée, tapie, musculeuse que les gueules des fusils manifestent. La masse à l’image en impose, d’un homme bien mis quoique pauvrement, le veston est étriqué, les bottines mûres. L’on ne verra pas son visage, la mine à la fin qu’il fait ni la face qu’il lui oppose : c’est son dos que les exécuteurs ont tenu à présenter au peloton. Pour l’exemple. Pour la justice express, et famélique à l’égal de ses armes, anxieuse qu’on la manifeste. Pour la honte. La lie comme il se doit, jusqu’où il est censé la boire, ceux qui s’apprêtent à lui survivre paraissant imaginer qu’à sa carcasse en perce il faudra boire encore.
L’image : le dos : massif et manifeste, flagrant, impératif au point de sembler chantourné pleine suie - l’arrière-plan expose une poussière pâle (une farine), des ronces qu’elle poudre ; un fossé peut-être pourrait se discerner.
L’on comprend, car la scène est sans son et les tireurs hors champ, que la tâche s’accomplit lorsque le bord de l’écran fume, ce sont les bouches qui exhalent, les orifices vifs. La suie du veston comme une gueule d’ombre opposant sa ténèbre à l’appétit nitescent des pétoires engloutit les impacts, on ne voit rien.
Hors le bond du tesson on ne voit rien. On ne voit que ça. On le voit. On ne voit que soi. Soi saisi. Soi manifestement rossé, hameçonné par la parabole impeccable du tesson dans l’air pâle, qu’une truite à la soie du pêcheur et tirée du quintal d’eau qu’elle habite et lève, un instant, avec effort après elle ne décrirait pas mieux.
Le tesson est une fraction d’os, on voit passer de l’os et des cheveux dans l’adhérence, leurs bulbes devinés un à un, eux, déjà morts dans le gras du cuir ; on dirait une motte - de celles qu’on sarcle, à coups de club, de gazon sur les greens, avec l’inatteignable onomatopée du swing, les paraboles multipliées dans l’élégance et l’espace et l’air bleu des greens qui jamais, lui, ne fume par le bec béant des pétoires.
Le tesson n’est pas tombé que la masse affaissée noire s’évacue par la tête, la déjà charogne, au sol farineux vidant un sirop, son fluide épais comme soupe, et bitumeux. Sa poix. La poussière la boit jusqu’à la lie.
À nous tous un jour ce tesson est exigé. On reverse l’organe et l’eau, l’anatomique zinzin comme une pouche son grain, la tripe adhérente, la liqueur aussi qu’on s’acharne à croire pourtant plus volatile, olympienne, capable de bleuir mieux l’air bleu, un ratafia de boyard ou d’hidalgo, rien de moins, mais qui au même titre que la tripe s’excrète. D’ailleurs on sait qu’on se hausse du col, à preuve tout ce qu’on trace pour tenir malgré qu’il faille un jour se débonder, les enfants qu’on fait, les pages, les images.
Cette irritante grattelle qui pousse à durer quoi qu’il en coûte.
Ce que l’on trace est un tesson. Ce qu’on trace est l’autre moitié du sumbolon.
« Des jours et des semaines durant on se triture vainement les méninges et l’on ne saurait dire, à supposer que l’on soit interrogé sur ce point, si l’on continue à écrire par habitude ou pour se faire valoir, ou parce qu’on ne sait rien faire d’autre, ou encore parce que la vie n’a pas cessé de nous étonner, par amour de la vérité, par désespoir ou par indignation, pas plus qu’on ne saurait dire si le fait d’écrire nous rend plus sage ou plus fou. » (Sebald, ibid., p. 235-236)

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Pourquoi écrivez-vous? "Bon qu'à ça" répondait Beckett...


Olga